… Quel formidable parcours tu as accompli depuis notre première rencontre à Nice. Il n’était pas tracé d’avance, pourtant tu es entré en sculpture avec autant d’évidence que d’autres entrent en écriture ; il me semble que la part la plus significative de ton travail se situe durant ces dernières années et ce n’est pas pour me déplaire d’en avoir été le témoin.
La première fois, c’est lorsque Niki de Saint Phalle a engagé sa généreuse donation envers le Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice ; j’y travaillais comme commissaire d’exposition avec une implication personnelle envers la jeune création. Toi, tu faisais partie de l’équipe rapprochée de l’artiste en Europe. La première exposition de tes œuvres à Nice c’était donc en 2002, dans les Vitrines du Mamac, espaces ouverts sur une rue très passante. Ce lieu proposait une programmation « Jeune création » et dans ce cadre les petites sculptures que Niki avaient réalisées en collaboration avec de jeunes artistes s’inscrivaient tout naturellement en complément de l’exposition de sa donation. Nous avons exposé Mobile ; Visage ; Larme. Collaborations Niki de Saint Phalle / Pierre Marie Lejeune, mosaïque de verre et miroir, acier, lumière électrique, 1999.
C’est de cette époque que datent nos premières conversations et l’hypothèse de présenter pour la première fois ton travail personnel dans un programme muséal. Avec du temps et de la réflexion toutefois pour définir cette part d’ambiguïté : artiste ou artisan ? Design ou Fine Arts ? En fait peu importe, François Barré a d’ailleurs réglé le problème en te qualifiant « d’artiste-artisan » lorsque tu es intervenu à la demande de Jean-Noël Flammarion en 1994 pour la réalisation de la boutique Flammarion IV – Beaubourg1.
Notre projet a finalement vu le jour en 2005 sous la forme d’une double exposition personnelle spectaculaire, osant l’implantation de cinq grandes de tes sculptures en inox poli, éblouissantes, le long de la mythique Promenade des Anglais-quai des Etats-Unis et sur le parvis du musée (Targa, Top, L, Tif, Picto, 2005).
Pourtant la messe était dite et depuis longtemps. Sans doute les dés avaient-ils été jetés en 1983 au moment où tu as obtenu la bourse de la Villa Médicis Hors les Murs. Cette aide t’a permis de réaliser un séjour d’un an, le « voyage » en Egypte, dont la réelle substance ne sera évidente que plus tard. Tu m’as dit qu’avant cet entretien certaines questions ne t’avaient jamais été posées, n’avaient jamais été abordées et que le fait d’avoir à y répondre t’avait permis de comprendre pourquoi, dans ton travail sculpté, tu faisais systématiquement intervenir depuis la fin des années 90 ces notions de formes : signe, alphabet, bloc, monolithe, monument… et le choix de ces médiums : lumière, métal, espace ; volume et poids. Ces termes sous-tendent toujours tes réalisations.
Là-bas, tu as été impressionné par les formes épurées et puissantes ponctuant l’espace et leur mystère ; par les vestiges suggérant les volumes préexistants ; par les socles monumentaux et désolés évoquant leurs sculptures disparues. Par la forme seule enfin, jusqu’au signe, débarrassée par le temps des complications de l’évocation. Dès lors les alignements de pierres, les blocs de toute nature ont capté ton attention, aussi bien les dolmens de Carnac que l’austère champ de stèles d’Eisenman, à Berlin2.
A Louxor, tu as été aveuglé par la lumière et tu as été attentif à son acheminement jusqu’aux recoins les plus obscurs des pyramides. Alors la lumière a pris place dans la plupart de tes réalisations, soit directement, réfléchie simplement par le miroir ou projetée, soit indirectement, guidée par le cristal ou le verre. La lumière est présente dans ton travail depuis les toutes premières oeuvres de petit format comme dans les plus récentes, immenses. (Grand Cristal, 2003 ; Grand Mât, 2003-2004).
En fait, depuis la révélation de l’Egypte car c’est bien là que ça c’est produit, ton regard de peintre-dessinateur (Je pars du dessin, parfois je fais une sculpture ou un meuble – Souvent rien3) s’est transformé en regard de sculpteur. Fondamental. Irréversible.
Sculpteur donc, dès que tu attribues à tes premiers objets, pièces uniques ou séries limitées, un statut de sculpture ; c’est déjà le cas du mobilier que tu as conçu pour le Jardin des Tarots4 (à l’extérieur : bancs en céramique et béton ; à l’intérieur : chaises Zazou, céramique et métal), de la série de tables et chaises Barocca en polyester, entre autres, et que tu donnes à l’inverse à tes sculptures une fonction d’objet.
Mais tu as surtout connu une évolution considérable du fait de ton implication par rapport à l’espace public car dès lors le statut de ta sculpture a changé. Lorsque elle est implantée dans l’environnement urbain ou naturel, parce qu’elle est destinée à tous, le sculpteur doit tenir compte d’un enjeu particulier et comme l’évoquait récemment Jaume Plensa : […] le spectateur potentiel de cette oeuvre d’espace public n’a décidé de visiter aucune exposition mais […] il découvre simplement tout d’un coup cette oeuvre dans son environnement quotidien[…]5 ; visiblement œuvre d’art, la sculpture publique n’est plus protégée comme dans le musée mais se trouve exposée au contact humain, livrée aux sentiments et aux usages les plus divers. Dans ces conditions elle retrouve alors une valeur de sculpture sociale dans la droite ligne du concept de Joseph Beuys.
Robert Rauschenberg a résidé plusieurs jours à Nice en 2005 à l’occasion de son exposition « On and off the Wall »6. Au cours du mois de janvier qui a suivi, lors d’une visite à son atelier de New York, j’ai pu y voir deux collages de photographies prises durant son séjour, révélés sur d’immenses panneaux de céramique ; il y figurait en bonne place la photo d’une de tes sculptures du bord de mer et cet exceptionnel hommage au réel, de la part de Bob Rauschenberg dont l’œuvre tout entier a tendu à réduire ce qui séparait « l’art et la vie », il fallait que je te le délivre.
Depuis 2002, avec la première grande série Targa, Top, L, Tif, Picto, c’est-à-dire depuis qu’ils sont sortis de l’espace confidentiel de la galerie pour investir l’espace public, tes projets ont grandi jusqu’à devenir monumentaux et la production d’œuvres géantes a requis des moyens nouveaux et des techniques d’ordre industriel ; l’ingénierie mise à contribution dans cette circonstance ne représente en ce sens ni plus ni moins que l’outil de la sculpture adapté aux exigences du format. Comme y a recours Bernar Venet pour maîtriser la forme de ses immenses structures de fer, Mark di Suvero, Richard Serra pour ses pièces monumentales… La production est en général déléguée à des assistants et techniciens mais l’artiste se met parfois lui-même aux commandes des engins et ne cherche pas d’ailleurs à bouder son plaisir.
Si ta sculpture tend à s’approprier l’espace par sa monumentalité, son volume et son poids, sa surface en revanche compose avec l’environnement comme pour une excuse : en acier corten, l’œuvre revêt la couleur humblement rouille des objets usagés, abandonnés après avoir fait leur temps et lui confère un simulacre de vécu, voire de compassion avec l’environnement. (O Barré 2000, acier corten) ; en inox poli ou en miroir, la forme design oblitère respectueusement le paysage et lui restitue ses images défragmentées sous forme de mosaïque colorée et de compositions changeantes. Parfois les traitements se combinent (Bug, Tif, Top…, acier corten et miroir, 2003).
Symbole, alphabet antique, forme debout, totem, mât, ou étendue au sol… quels que soient le volume et l’abstraction de sa forme, ta sculpture n’est jamais de nature autoritaire ; elle ne se résout pas à la ligne droite et si jamais la courbe ne constitue pas la forme elle-même elle intervient au moins pour modérer la rigueur de l’installation (Arcs – Le + – Tri, 2006). Elle peut avoir aussi une fonction d’appui.
Dans la ville, tes installations ne sont jamais contraignantes pour l’usager. Nous les avons vues en 2003 à Metz – l’Arsenal ; en 2005 sur la Prom’ à Nice ; d’autres ont été présentées la même année à la Urban Biennal Sculpture de Shanghai et à Pékin dans le cadre du festival Croisement (Monoming, Metaming, Megaming, Maximing) ; en 2006 à Metz, sur la Place d’Armes (« Axe-PML »), à Pékin à nouveau7 ; en 2007 à la Shanghai Contemporary8, à Wusa Park, Shanghai9, en France, à Boulogne-Billancourt : « Répertoire » ; nombre d’entre elles sont des commandes.
Tes sculptures ne dérangent pas non plus le promeneur dans la nature. En 2008, dans le Parc de l’Espace Européen pour la Sculpture à Bruxelles où l’installation tourne au gigantesque, quatorze sculptures apparaissent sans avertissement au détour des chemins de traverse, volontairement à l’écart des axes majeurs tracés pour la promenade. Insolites et superbes, elles épousent, étayent ou intègrent les structures naturelles, sol, arbres, (Arbre couché, inox et acier, 2008 ; Anthropométrie ; Face à face).
Ta sculpture, Pierre Marie, même hors des sentiers battus n’échappe pas à la référence et notamment à son évidente filiation Arte povera. En termes simples elle s’associe au paysage pour entrer en communication avec lui et le donner à voir. Elle fait état de la déférence de l’artiste, voire même de son humilité, envers la nature et le temps.
Sylvie Lecat
Lettre à Pierre Marie Lejeune, Nice, juillet 2008.
Sylvie Lecat est attachée de conservation du patrimoine,
actuellement adjointe du conservateur du musée des beaux-arts de Nice.
Notes
1- Rue du Renard, Paris
2-Peter Eisenman, Monument commémoratif de l’Holocauste
3-In Pierre Marie Lejeune, textes de Bertrand Niaudet, Niki de Saint Phalle, Au Même Titre éditions, Paris, 2000
4-Jardin de sculptures, réalisation de Niki de Saint Phalle en Toscane, Italie
5 -In catalogue Jaume Plensa, IVAM, Valence, 2007, p. 83
6-« Robert Rauschenberg, On and Off the Wall, œuvres des années 80 et 90 », Mamac, Nice, 24 juin 2005 – 8 janvier 2006
7-« Shao Fan – Pierre Marie Lejeune ; sculpteurs : deux propositions »
8-Foire d’art contemporain / Contrasts Gallery, Shanghai
9-Organisée par la Ville de Shanghai et la Contrasts Gallery
Sylvie Lecat