Pierre Marie Lejeune (PML) : Je dessinais beaucoup. Depuis l’enfance, j’ai toujours adoré ça. Ma première tentative de passage à la sculpture date de la transition entre l’enfance et l’adolescence. J’ai pris mes jouets – des figurines de soldats, d’animaux – que j’ai découpées et incorporées dans du plâtre liquide pour en faire des bas reliefs, ensuite j’ai aspergé le tout avec du rouge sang. Cela a été, disons, une première prise de contact avec la sculpture, mais qui est restée lettre morte jusqu’en 1984. En revenant d’un séjour d’une année en Egypte, j’ai vraiment axé mon travail sur une recherche tridimensionnelle et sur la lumière. J’étais parti à Louxor, grâce à une bourse Villa Medicis hors les Murs, en tant que peintre, et je suis revenu sculpteur.
BP : Lorsqu’en 1981, vous avez rencontré Niki de Saint Phalle, elle remarque et écrit, « Quand j’ai rencontré Pierre Marie, il était d’une timidité maladive… Il regardait par terre et répondait en monosyllabes ce qui lui donnait une allure spéciale. » Pourquoi ce repli sur vous ? L’acte de création a-t-il été une thérapie?
PML : Ce que raconte Niki est presque vrai, j’étais d’une timidité problématique, j’avais un problème pour communiquer avec les enfants de mon âge, et encore plus avec les adultes. Cela me terrifiait. J’avais l’impression d’être complètement différent, de ressentir le monde d’une façon unique et j’étais persuadé que personne ne pourrait comprendre ce que je ressentais. Cela a duré plusieurs années. Ce qui m’a un peu « décoincé » – même si le résultat n’est pas parfait heureusement, car je ne crois pas à la Vertu de la normalité – c’est d’avoir côtoyé des artistes comme Niki et Jean Tinguely, et d’entreprendre une recherche personnelle. Je me suis aperçu alors que je n’étais absolument plus seul. Je me suis un peu réapproprié le monde et j’ai eu l’impression qu’on m’acceptait mieux puisqu’on commençait à me coller l’étiquette « artiste ». En réalité, c’est une « enveloppe vide » dans laquelle on peut mettre ce que l’on veut, toutefois cela m’a aidé..
BP : Qu’est-ce aujourd’hui, pour vous, que l’aventure de créer ? L’artiste est-il un marginal ?
PML : L’aventure de créer, comme vous dites, est une sorte de nécessité vitale comme de respirer. Cela d’ailleurs ne me facilite pas toujours l’existence. En fait, je n’ai pas vraiment eu le choix. « L’artiste est-il un marginal ? ». Déjà il faut préciser : au XXIe siècle, en 2011 et préciser aussi de quoi on parle. Musicien, cinéaste, acteur, installation, peinture, sculpture etc …? Aujourd’hui je serais catégorique : un artiste n’est pas, ne peut être un marginal. En marge de quoi ? Où se situe la marge marginalité que vous évoquez ? Vivre en anachorète ? Les artistes ont en grande partie intégré les phénomènes et les mécanismes liés à la communication, à l’argent … de façon plus ou moins heureuse. A partir du moment ou vous décidez de produire cela suppose que vous vous engagez dans une logique et une économie de production… quelle qu’elle soit. Vous devrez fatalement vous appuyer tôt ou tard sur la trilogie – marchands et collectionneurs – institutions – critique.
C’est un challenge très stimulant car c’est compliqué – on peut se planter –
BP : Etes-vous d’accord avec Giacometti lorsqu’il parle de la création : « C’est une activité qui est inutile pour l’ensemble de la société. C’est une satisfaction purement personnelle. Extrêmement égoïste et gênante. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde.» ?
PML : Vous parler d’Alberto Giacometti… J’aurais envie de vous répondre que devant un géant pareil, une sorte de génie, ça n’a pas de sens de vous dire si je suis d’accord ou pas avec Giacometti, puisque son œuvre a d’une telle aura et connaît une telle importance dans l’histoire de l’art, que pour moi – oui -, c’est une question qui n’a aucun sens. J’ai un tel respect pour son œuvre… qui parle d’elle même. Je pense sincèrement qu’il n’y a pas de vérité concernant la création en dehors d’une vérité historique. L’art est lié à l’époque dans laquelle il est créé et à l’époque d’où on le perçoit. Donc réfléchir sur la création en art, c’est réfléchir aussi sur l’histoire.
BP : Pensez-vous que les artistes sont seulement des témoins de leur époque ou qu’ils sont des visionnaires qui donneraient l’image d’un futur possible ?
PML : Sans parler de futur, je pense que nous sommes plus des « décodeurs » du monde dans lequel nous vivons, que des visionnaires. Nous avons peut-être accès à des aspects du monde et de la vie qui sont difficiles à formuler autrement que par une démarche artistique. Les artistes sont plutôt des « voyants » – dans le sens qu’ils ont une perception plus aiguë du monde – que des visionnaires.
BP : Au delà des mots…
PML : Oui, je n’ai pas le talent d’écrire ni de m’exprimer par la parole. Et mon besoin de communiquer avec les autres s’est tourné vers une autre expression artistique. Je n’ai pas trouvé d’autre solution que de « bricoler mes petits objets ».
BP : Vos sculptures sont comme un alphabet, composé avec différents matériaux – acier, miroir, verre et même cristal. Parlez-moi de vos choix et de l’apport de chacun des matériaux dans votre création. Vous semblez avoir renoncé au bois, par exemple. Pourquoi ? Avez-vous un lien étroit avec les industriels de chaque discipline ?
PML : Le matériau qui me conviendrait le mieux serait le carton qui me permettrait de réaliser mes formes qui sont basiques, géométriques voire mathématiques. Malheureusement il ne résiste pas en extérieur. Le choix du matériau ce n’est pas le choix de la simplicité même si au final je recherche la stricte pureté des masses et des lignes. Il s‘agit de trouver le matériau le plus approprié qui me donnerait le meilleur résultat avec le moins d’efforts possibles. Pour cela j’essaie de m’entourer de praticiens qui soient les meilleurs dans leur discipline et le mieux équipés. J’aime beaucoup détourner la finalité des machines. Leur demander de faire autre chose. Leur efficacité et leur radicalité me convient tout à fait puisque je souhaite intervenir le moins possible sur le matériau. Je ne vois pas l’intérêt de faire moi-même quelque chose qui sera mal fait, mal réalisé. Il y a des professionnels qui possèdent un métier extraordinaire. Je préfère faire appel à eux. De plus cela m’aide à comprendre les possibilités d’une technique ou d’un métier et donc cela m’aide à développer mon œuvre. L’acier est un matériau robuste qui apporte la solidité de la structure. J’utilise peu le bois que je connais mal, j’ai l’impression qu’il ne résiste pas au temps. Quant au verre c’est un des meilleurs canaliseurs, capteurs de lumière mais c’est compliqué à mettre en œuvre – le miroir me permet d’intégrer l’environnement et les spectateurs dans mes travaux.
BP : Vous refusez l’idée de vous considérez comme un peintre ayant fait le choix de la sculpture. Vous avez entrepris il y a longtemps une série de peintures sur le thème de l’alphabet. Chaque lettre est incluse sur un fond de peinture acrylique abstrait mais travaillé. Était-ce le désir de venir vers une figuration dans votre œuvre ?
PML : J’ai toujours été passionné par les signes, les écritures anciennes : le passage du signe dessiné à l’écriture, ce qu‘on appelait des pictogrammes. J’ai étudié le latin et le grec, ce que j’ai beaucoup aimé. Pourquoi dessiner un alphabet ? J’ai pris notre alphabet dérivé du latin, 26 signes, et je me suis rendu compte que chaque lettre devenait une sculpture. Entre 1980 et 1983 j’ai dessiné 13 lettres. Cette série est inachevée, et je devrais la terminer. Presque des « portraits de sculptures », en ce sens on peut y voir un pas vers la figuration.
BP : J’ai quand même envie de savoir quelle est la place de la peinture dans votre œuvre. Vous m’avez expliqué que vous considériez l’alphabet que vous avez composé en deux dimensions comme « des portraits de sculptures ». J’ai pu voir de nombreuses peintures chez vous.
PML : Je persiste : je ne me sens pas peintre. J’ai essayé et le résultat me satisfait rarement. Cela reste anecdotique dans mon activité. Ce que vous avez vu chez moi n’étaient probablement que des fantômes de peintures ou plutôt vous avez du voir des dessins sur toiles. Je me suis rendu compte que je n’étais pas peintre car je ne comprends pas comment on arrive à générer un monde dans une surface en deux dimensions, cela reste très mystérieux pour moi. Dessinateur je veux bien.
BP : Vous avez exploré beaucoup de chemins, vous avez même réalisé de nombreuses œuvres qui sont en fait du mobilier – canapé, chaise, table, luminaire. Est-ce que ce sont des sculptures fonctionnelles ? Ou bien est ce une véritable continuité dans vos recherches ?
PML : Bien sur, la part du mobilier dans mon travail existe et représente à peu près 15% de mon activité. Mais cela se rapproche plus de ce que Jean Luc Chalumeau a défini comme « sculpture à valeur d’usage » à propos de mon travail. Mais je n’ai jamais vraiment fait de différence entre le « fine art » et le« design » si vous préférez. Je n’arrive pas à comprendre même que l’on puisse en faire. Dans ma jeunesse je l’ai payé. Quand j’allais voir une galerie qui était sensée montrer du design on me répondait : « Ce n’est pas du design c’est de la sculpture » et lorsque j’allais voir un marchand de sculpture « Écoutez c’est sympathique ce que vous faites, mais il y a de très bonnes galeries de design à Paris. Vous feriez mieux de vous rapprocher d’eux. »
Ron Arad a très bien exprimé cela avec son « no discipline ». Comme lui, je pense que c’est un débat qui est dépassé. Les sensibilités, les moyens de productions ont changés…
C’est pour cela que je me suis très bien entendu avec Pearl Lam. Elle a ce même point de vue et m’a beaucoup soutenu. Aujourd’hui, c’est assez courant de voir des plasticiens, des architectes qui dessinent des chaises, des designers qui font de la peinture et des créateurs de mode qui font du mobilier. Il y a maintenant des passerelles et cela ne choque plus personne. Je n’ai jamais fait de choses pour une production de masse, cependant j’aime le design de masse. Ca, c’est le job du designer et certains designers le font avec brio… Des gens qui dessinent des avions, des moteurs, des machines. Le design de machines m’intéresse beaucoup d’ailleurs. Quand on dessine une machine outil on touche au design le plus pur car ce qui prime c’est la fonction et la finalité de cette machine. Quand je regarde ces machines, pour moi, c’est d’une poésie totale. Cela ne répond pas à votre question peut-être… Je ne me suis jamais interdit de faire quoi que ce soit.
BP : La seule différence que je pourrais y voir ce serait la « prison » de la fonctionnalité. Une chaise restera toujours une chaise, elle obéit à certaines lois. Une table doit avoir un piètement et un plateau… n’est-ce pas une « prison » ?
PML : Pas du tout, c’est un exercice, comme un jeu avec des règles. Paradoxalement les contraintes sont génératrices de créativité.
BP : Vous m’avez cité Soulages lorsque nous parlions de peinture et vous me parliez de designers, d’architectes, sans citer de noms. J’aimerais savoir quels sont les artistes dont vous vous sentez proches, qui vous émeuvent ? Quels sont ceux qui ont pu avoir une interaction dans vos recherches ?
PML : Une interaction, je ne sais pas, mais il y a ceux que je regarde ou ai beaucoup regardés. Ce qui m’émeut – on peut parler d’émotion – c’est entre autre, l’architecture, la sculpture, et de plus en plus les jardins. Je ne vais pas vous faire un inventaire à la Prévert car les noms sont trop nombreux. Je veux bien vous en citer quelques uns qui me viennent à l’esprit maintenant, mais très peu. Bacon dont j’ai beaucoup regardé le travail. Beuys qui est philosophe – artiste – shaman – sociologue. Il est aussi important que Warhol. Il y a Warhol aux Etats-Unis et Beuys en Europe mais je sens plus proche de l’œuvre de Beuys. En sculpture il y a Richard Serra, Chillida, Tony Cragg, Tim Ulrich ….Plensa Les architectes Frank Lloyd Wright, Le Corbusier, Frank Gehry, Jean Nouvel, Mario Botta. … puis Banksy et beaucoup, beaucoup d’autres….
BP : A propos de vos expositions et vos intégrations dans l’espace urbain, qu’est ce que vous apporte le monumental en sculpture ?
PML : Les villes sont vivantes et respirent. L’Art peut faciliter cette respiration. Il n’est donc pas absurde, ni ridicule de penser que l’Art est utile. Je pense même, pour ma part, qu’il est indispensable.
J’essaie toujours de faire des propositions qui soient en rapport avec l’humain. Je ne travaille pas dans la représentation mais je suis très concerné par l’humain en terme d’échelle. Une sculpture se confronte aux échelles d’un homme, d’un arbre et d’une architecture. Ce sont les 3 grands repères qui existent. Dans la ville, c’est aussi la confrontation à la multitude qui est intéressante. En Chine, je m’y suis frotté lorsque j’ai mis des sculptures dans le centre de Shanghai à People Square. On peut parler de fourmilière humaine sans exagérer – des milliers de gens passent tous les jours au même endroit. Que faire ? Une proposition modeste pour ceux qui courent, qui vont au travail ou au contraire pour ceux qui ont plus de temps ? L’approche de l’œuvre est alors complètement différente.
BP : Comment se placent vos sculptures dans cette circulation humaine ? Dans cette activité humaine qui les contourne, qui les regarde…
PML : Cela n’est pas simple. Ce que j’aime c’est voir des enfants monter sur mes sculptures, une femme avec ses courses qui revient du marché, des badauds, des curieux .. ect., et qui ne s’attendaient pas du tout à voir cette pièce là qui tombe un peu du ciel. C’est une approche de l’art qui est différente de celle que l’on peut avoir dans un musée ou une galerie. C’est de l’art posé là où il n’aurait rien à faire…, à priori, mais qui s’adresse à un public qui n’est pas forcément amateur ou connaisseur.
BP : Voulez-vous perturber l’humain ?
PML : Non pas du tout. Je ne veux pas perturber, je veux le mettre dans une situation sans filtres. Dans votre galerie par exemple, il n’y a pas beaucoup d’enfants qui passent …
BP : Mais ils vont au musée…
PML : C’est vrai, ils visitent les musées, car les musées ont une fonction didactique. Mais lorsqu’ils découvrent les œuvres sur le chemin de l’école, c’est encore mieux.
BP : La rue est-elle plus démocratique en un sens ?
PML : Le mot démocratique… c’est hélas bien vidé de sens. C’est peut-être plus accessible et à la fois rejetable plus facilement. « Qu’est ce que c’est que ce truc ? » entend-on tout le temps. « Ils auraient mieux fait de réparer la route au lieu de mettre cette sculpture ou je ne sais quoi ». Encore une fois, c’est une approche sans filtre. Ce sont des propositions non autoritaires et contournables. Si on ne veut pas voir la sculpture, on ne la verra jamais et cela n’a aucune importance. Mais ce qui reste intéressant c’est mettre de l’art dans la ville …
BP : J’aimerais revenir à la conception de vos œuvres. Henry Moore travaillait chacune de ses œuvres sous forme de maquette, à la taille de ses deux mains, comme beaucoup d’autres sculpteurs, avant de les agrandir ou de les faire agrandir au pantographe. Est-ce votre cas ?
PML : Non, je ne travaille pas la taille. Je n’enlève pas d’un bloc de matière. Je ne connais pas bien la pierre. Pour faire ce que je fais, je pense que ce serait un contresens. J’assemble, j’ajoute, je bricole des éléments que j’ai fait réaliser ou que j’utilise tels quels. Le déclencheur, c’est le dessin. Il n’y a pas une sculpture que je n’ai dessinée vingt fois dans tous les sens. Du croquis, sur une enveloppe qui traine, à des dessins plus travaillés. Parfois j’ai besoin de maquettes en terre ou en acier. Je ne me dirige pas directement vers la dimension finale. Cela passe par un processus de digestion parce que l’agrandissement ne fonctionne pas toujours. Une pièce peut présenter de l’intérêt – c’est à dire qu’elle commence à vibrer dans une certaine dimension – mais si on l’agrandit encore la magie peut disparaître. Aujourd’hui on a un peu tendance à glorifier le gigantisme et la prouesse – mais ce n’est pas la dimension ou le poids d’une sculpture qui en fait son intérêt – le nombre de tonnes que pèse une « pièce » …. bof ? C’est surtout important pour le grutier, mais à part ça …. Je crois que cela vient du fait que les artistes sont confrontés à des bâtiments de plus en plus grands.
BP : Un sculpteur – poète ?
PML : Non, mais c’est presque ma seule lecture. Je ne lis plus de littérature depuis une vingtaine d’années. Je lis beaucoup de poésie.
Sculpteur, ce sont les autres qui le disent, moi je pense que je réalise des objets poétiques c’est tout.
C’est la seule prétention que j’aurais.
Blaise Parinaud / PML