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UNE SCULPTURE DE L’IMMATÉRIEL
Pierre Marie Lejeune ne sculpte pas la matière, mais directement le vent, l’eau, la lumière.
Paradoxalement, l’artiste élabore son œuvre à l’aide de matériaux lourds : le fer, le verre, l’acier, auxquels il confère des formes simples, primordiales, intemporelles. Il proscrit toute anecdote, tout effet décoratif, tout détour inutile. Pour cela, il a recours à quelques lettres d’un alphabet imaginaire, à une signalétique mystérieuse : une lettre O, à laquelle il adjoint une barre transversale, parfois un lettre U, debout ou renversée, ou bien une lettre en forme de L, en position verticale ou allongée. Ces trois signes, dans leur dépouillement absolu, constituent comme les premières formes de l’humanité, des formes non liées à une quelconque civilisation, orientale ou occidentale, des formes qui appartiennent à l’éternité, une sorte d’absolu esthétique.
D’où cette évidence majestueuse qui se dégage des œuvres de Pierre Marie Lejeune. Comme si elles avaient toujours été là, avant toute civilisation et qu’elles avaient pour vocation de ne jamais être déplacées. D’où leur force aussi. Des sculptures qui expriment l’énergie tellurique qui jaillit de la terre, et une fois affranchie de toute pesanteur, s’envole vers le ciel. Il y a dans les sculptures de Pierre Marie Lejeune ce paradoxe qu’elles sont à la fois pesantes et légères, viscéralement attachées au sol et aériennes, brutes et sophistiquées, visibles et translucides, matière et souffle cosmique.
Soyons plus précis. Les sculptures de Pierre Marie Lejeune ne cessent de s’emparer du monde qui les environne pour le refléter, l’agrandir, le démultiplier. Elles sont recouvertes de miroirs découpés, ajustés sur le matériau brut, et ceux-ci réfléchissent notre univers, devenu soudain multiplicité de fragments kaléidoscopiques.
Et voilà l’enchantement : ce qu’on aperçoit, ce n’est plus une sculpture, encore moins un point fixe, mais des jeux de ciel, de paysage, d’univers urbain ou sauvage qui ne cessent de tourbillonner. Les œuvres de Pierre Marie Lejeune sont, pour emprunter un terme cher à Daniel Buren, des œuvres « in situ », en ce sens qu’elles entretiennent toujours un rapport dialectique avec leur lieu d’exposition, tant il est vrai qu’elles se doivent autant de se montrer que de montrer le paysage ou l’architecture qui les héberge. Les œuvres de Pierre Marie Lejeune sont autant expositions de lieux que lieux d’exposition. Des œuvres qui tiennent leur justification de leur environnement qu’elles ne cessent de reconfigurer à l’infini.
Les sculptures de Pierre Marie Lejeune peuvent être regardées de deux manières. Tout d’abord dans la durée contemplative, et c’est vrai que dans leur fixité majestueuse elles apparaissent de loin comme les dieux impassibles d’une religion oubliée. Mais aussi dans l’immédiateté joyeuse d’un espace de jeu. Il convient alors de sen approcher de près, de bouger, de courir, de s’asseoir, ou toute autre activité ludique, s’embrasser ou pratiquer le skate board , et aussitôt, les paysages, les bâtiments alentour, le ciel et l’espace se mettent à se morceler, à se métamorphoser, à virevolter comme des esprits du ciels atteints de folie. C’est là l’autre paradoxe des sculptures de l’artiste : de points fixes elles deviennent espaces mobiles. De fait, ses sculptures ne sont pas des œuvres seulement à regarder, mais à « expérimenter » : le moindre mouvement du corps a pour conséquence que ciel, terre, et espace entament une valse cosmique qui donne le vertige.
Si l’art peut être autant contemplation qu’expérience somatique, l’artiste ne dédaigne pas de donner parfois un caractère utilitaire à ses sculptures. Sur l’espace public, les voici devenues fontaines. Le mouvement de l’eau est partie intégrante de l’œuvre.
L’eau ne se déverse jamais de la sculpture comme d’une fontaine classique, c’est-à-dire en se séparant complètement de l’objet, au contraire, le liquide ici fait toujours corps avec celui-ci. L’eau dans sa fluidité voluptueuse entretient un dialogue amoureux avec la matière, s’y imbrique, s’y love : l’eau et la matière se conjuguent pour former une continuité mouvante et scintillante.
Dans l’espace intime d’une demeure, les voici devenues sculptures lumineuses. L’eau des fontaines est remplacée par son équivalent solide, le verre. Des coulées de verre relient les deux extrémités d’un U ou d’un L métallique. Le verre imite le jet d’eau et devient en même temps source de lumière. Même si elles ont pour finalité de servir d’objet d’éclairage, ces sculptures n’ont rien à voir avec une quelconque lampe, ou lampadaire. Pierre Marie Lejeune ne se contente pas de poser des objets sur le sol, il élabore un dispositif sophistiqué qui a pour but de modeler un espace par des jeux d’ombres et de transparences. L’artiste aime aussi jouer sur le contraste des matériaux. Au caractère lisse et transparent du verre, il oppose l’aspect rugueux et opaque du métal dépoli. Il joue aussi sur l’illusion : car le verre dans sa transparence lumineuse ressemble à s’y méprendre à un jet liquide qui s’écoulerait avec force entre deux extrémités. Autant dire que l’enjeu des objets de Pierre Marie Lejeune est autant d’être utiles que d’exalter le mouvement même de la lumière à travers l’eau, le verre, l’atmosphère.
Qu’on ne s’y trompe pas, chez Pierre Marie Lejeune, le matériau est métaphore de l’immatériel. L’artiste s’attache à une esthétique de l’espace, que ses œuvres éclairent, agrandissent, réinventent en permanence.
Thierry LAURENT
ENTRETIEN AVEC BLAISE PARINAUD
Pierre Marie Lejeune (PML) : Je dessinais beaucoup. Depuis l’enfance, j’ai toujours adoré ça. Ma première tentative de passage à la sculpture date de la transition entre l’enfance et l’adolescence. J’ai pris mes jouets – des figurines de soldats, d’animaux – que j’ai découpées et incorporées dans du plâtre liquide pour en faire des bas reliefs, ensuite j’ai aspergé le tout avec du rouge sang. Cela a été, disons, une première prise de contact avec la sculpture, mais qui est restée lettre morte jusqu’en 1984. En revenant d’un séjour d’une année en Egypte, j’ai vraiment axé mon travail sur une recherche tridimensionnelle et sur la lumière. J’étais parti à Louxor, grâce à une bourse Villa Medicis hors les Murs, en tant que peintre, et je suis revenu sculpteur.
SÉRIE BLANCHE
A PROPOS DE SCULPTURE…
… Quel formidable parcours tu as accompli depuis notre première rencontre à Nice. Il n’était pas tracé d’avance, pourtant tu es entré en sculpture avec autant d’évidence que d’autres entrent en écriture ; il me semble que la part la plus significative de ton travail se situe durant ces dernières années et ce n’est pas pour me déplaire d’en avoir été le témoin.
La première fois, c’est lorsque Niki de Saint Phalle a engagé sa généreuse donation envers le Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice ; j’y travaillais comme commissaire d’exposition avec une implication personnelle envers la jeune création. Toi, tu faisais partie de l’équipe rapprochée de l’artiste en Europe. La première exposition de tes œuvres à Nice c’était donc en 2002, dans les Vitrines du Mamac, espaces ouverts sur une rue très passante. Ce lieu proposait une programmation « Jeune création » et dans ce cadre les petites sculptures que Niki avaient réalisées en collaboration avec de jeunes artistes s’inscrivaient tout naturellement en complément de l’exposition de sa donation. Nous avons exposé Mobile ; Visage ; Larme. Collaborations Niki de Saint Phalle / Pierre Marie Lejeune, mosaïque de verre et miroir, acier, lumière électrique, 1999.
C’est de cette époque que datent nos premières conversations et l’hypothèse de présenter pour la première fois ton travail personnel dans un programme muséal. Avec du temps et de la réflexion toutefois pour définir cette part d’ambiguïté : artiste ou artisan ? Design ou Fine Arts ? En fait peu importe, François Barré a d’ailleurs réglé le problème en te qualifiant « d’artiste-artisan » lorsque tu es intervenu à la demande de Jean-Noël Flammarion en 1994 pour la réalisation de la boutique Flammarion IV – Beaubourg1.
Notre projet a finalement vu le jour en 2005 sous la forme d’une double exposition personnelle spectaculaire, osant l’implantation de cinq grandes de tes sculptures en inox poli, éblouissantes, le long de la mythique Promenade des Anglais-quai des Etats-Unis et sur le parvis du musée (Targa, Top, L, Tif, Picto, 2005).
Pourtant la messe était dite et depuis longtemps. Sans doute les dés avaient-ils été jetés en 1983 au moment où tu as obtenu la bourse de la Villa Médicis Hors les Murs. Cette aide t’a permis de réaliser un séjour d’un an, le « voyage » en Egypte, dont la réelle substance ne sera évidente que plus tard. Tu m’as dit qu’avant cet entretien certaines questions ne t’avaient jamais été posées, n’avaient jamais été abordées et que le fait d’avoir à y répondre t’avait permis de comprendre pourquoi, dans ton travail sculpté, tu faisais systématiquement intervenir depuis la fin des années 90 ces notions de formes : signe, alphabet, bloc, monolithe, monument… et le choix de ces médiums : lumière, métal, espace ; volume et poids. Ces termes sous-tendent toujours tes réalisations.
Là-bas, tu as été impressionné par les formes épurées et puissantes ponctuant l’espace et leur mystère ; par les vestiges suggérant les volumes préexistants ; par les socles monumentaux et désolés évoquant leurs sculptures disparues. Par la forme seule enfin, jusqu’au signe, débarrassée par le temps des complications de l’évocation. Dès lors les alignements de pierres, les blocs de toute nature ont capté ton attention, aussi bien les dolmens de Carnac que l’austère champ de stèles d’Eisenman, à Berlin2.
A Louxor, tu as été aveuglé par la lumière et tu as été attentif à son acheminement jusqu’aux recoins les plus obscurs des pyramides. Alors la lumière a pris place dans la plupart de tes réalisations, soit directement, réfléchie simplement par le miroir ou projetée, soit indirectement, guidée par le cristal ou le verre. La lumière est présente dans ton travail depuis les toutes premières oeuvres de petit format comme dans les plus récentes, immenses. (Grand Cristal, 2003 ; Grand Mât, 2003-2004).
En fait, depuis la révélation de l’Egypte car c’est bien là que ça c’est produit, ton regard de peintre-dessinateur (Je pars du dessin, parfois je fais une sculpture ou un meuble – Souvent rien3) s’est transformé en regard de sculpteur. Fondamental. Irréversible.
Sculpteur donc, dès que tu attribues à tes premiers objets, pièces uniques ou séries limitées, un statut de sculpture ; c’est déjà le cas du mobilier que tu as conçu pour le Jardin des Tarots4 (à l’extérieur : bancs en céramique et béton ; à l’intérieur : chaises Zazou, céramique et métal), de la série de tables et chaises Barocca en polyester, entre autres, et que tu donnes à l’inverse à tes sculptures une fonction d’objet.
Mais tu as surtout connu une évolution considérable du fait de ton implication par rapport à l’espace public car dès lors le statut de ta sculpture a changé. Lorsque elle est implantée dans l’environnement urbain ou naturel, parce qu’elle est destinée à tous, le sculpteur doit tenir compte d’un enjeu particulier et comme l’évoquait récemment Jaume Plensa : […] le spectateur potentiel de cette oeuvre d’espace public n’a décidé de visiter aucune exposition mais […] il découvre simplement tout d’un coup cette oeuvre dans son environnement quotidien[…]5 ; visiblement œuvre d’art, la sculpture publique n’est plus protégée comme dans le musée mais se trouve exposée au contact humain, livrée aux sentiments et aux usages les plus divers. Dans ces conditions elle retrouve alors une valeur de sculpture sociale dans la droite ligne du concept de Joseph Beuys.
Robert Rauschenberg a résidé plusieurs jours à Nice en 2005 à l’occasion de son exposition « On and off the Wall »6. Au cours du mois de janvier qui a suivi, lors d’une visite à son atelier de New York, j’ai pu y voir deux collages de photographies prises durant son séjour, révélés sur d’immenses panneaux de céramique ; il y figurait en bonne place la photo d’une de tes sculptures du bord de mer et cet exceptionnel hommage au réel, de la part de Bob Rauschenberg dont l’œuvre tout entier a tendu à réduire ce qui séparait « l’art et la vie », il fallait que je te le délivre.
Depuis 2002, avec la première grande série Targa, Top, L, Tif, Picto, c’est-à-dire depuis qu’ils sont sortis de l’espace confidentiel de la galerie pour investir l’espace public, tes projets ont grandi jusqu’à devenir monumentaux et la production d’œuvres géantes a requis des moyens nouveaux et des techniques d’ordre industriel ; l’ingénierie mise à contribution dans cette circonstance ne représente en ce sens ni plus ni moins que l’outil de la sculpture adapté aux exigences du format. Comme y a recours Bernar Venet pour maîtriser la forme de ses immenses structures de fer, Mark di Suvero, Richard Serra pour ses pièces monumentales… La production est en général déléguée à des assistants et techniciens mais l’artiste se met parfois lui-même aux commandes des engins et ne cherche pas d’ailleurs à bouder son plaisir.
Si ta sculpture tend à s’approprier l’espace par sa monumentalité, son volume et son poids, sa surface en revanche compose avec l’environnement comme pour une excuse : en acier corten, l’œuvre revêt la couleur humblement rouille des objets usagés, abandonnés après avoir fait leur temps et lui confère un simulacre de vécu, voire de compassion avec l’environnement. (O Barré 2000, acier corten) ; en inox poli ou en miroir, la forme design oblitère respectueusement le paysage et lui restitue ses images défragmentées sous forme de mosaïque colorée et de compositions changeantes. Parfois les traitements se combinent (Bug, Tif, Top…, acier corten et miroir, 2003).
Symbole, alphabet antique, forme debout, totem, mât, ou étendue au sol… quels que soient le volume et l’abstraction de sa forme, ta sculpture n’est jamais de nature autoritaire ; elle ne se résout pas à la ligne droite et si jamais la courbe ne constitue pas la forme elle-même elle intervient au moins pour modérer la rigueur de l’installation (Arcs – Le + – Tri, 2006). Elle peut avoir aussi une fonction d’appui.
Dans la ville, tes installations ne sont jamais contraignantes pour l’usager. Nous les avons vues en 2003 à Metz – l’Arsenal ; en 2005 sur la Prom’ à Nice ; d’autres ont été présentées la même année à la Urban Biennal Sculpture de Shanghai et à Pékin dans le cadre du festival Croisement (Monoming, Metaming, Megaming, Maximing) ; en 2006 à Metz, sur la Place d’Armes (« Axe-PML »), à Pékin à nouveau7 ; en 2007 à la Shanghai Contemporary8, à Wusa Park, Shanghai9, en France, à Boulogne-Billancourt : « Répertoire » ; nombre d’entre elles sont des commandes.
Tes sculptures ne dérangent pas non plus le promeneur dans la nature. En 2008, dans le Parc de l’Espace Européen pour la Sculpture à Bruxelles où l’installation tourne au gigantesque, quatorze sculptures apparaissent sans avertissement au détour des chemins de traverse, volontairement à l’écart des axes majeurs tracés pour la promenade. Insolites et superbes, elles épousent, étayent ou intègrent les structures naturelles, sol, arbres, (Arbre couché, inox et acier, 2008 ; Anthropométrie ; Face à face).
Ta sculpture, Pierre Marie, même hors des sentiers battus n’échappe pas à la référence et notamment à son évidente filiation Arte povera. En termes simples elle s’associe au paysage pour entrer en communication avec lui et le donner à voir. Elle fait état de la déférence de l’artiste, voire même de son humilité, envers la nature et le temps.
Sylvie Lecat
Lettre à Pierre Marie Lejeune, Nice, juillet 2008.
Sylvie Lecat est attachée de conservation du patrimoine,
actuellement adjointe du conservateur du musée des beaux-arts de Nice.
Notes
1- Rue du Renard, Paris
2-Peter Eisenman, Monument commémoratif de l’Holocauste
3-In Pierre Marie Lejeune, textes de Bertrand Niaudet, Niki de Saint Phalle, Au Même Titre éditions, Paris, 2000
4-Jardin de sculptures, réalisation de Niki de Saint Phalle en Toscane, Italie
5 -In catalogue Jaume Plensa, IVAM, Valence, 2007, p. 83
6-« Robert Rauschenberg, On and Off the Wall, œuvres des années 80 et 90 », Mamac, Nice, 24 juin 2005 – 8 janvier 2006
7-« Shao Fan – Pierre Marie Lejeune ; sculpteurs : deux propositions »
8-Foire d’art contemporain / Contrasts Gallery, Shanghai
9-Organisée par la Ville de Shanghai et la Contrasts Gallery
Sylvie Lecat
IF
Si l’ « art » peut rassembler la ville et ses habitants, alors les sculptures de Pierre Marie Lejeune sont à l’apogée de l’art.
Les sculptures aux formes géométriques et en inox poli emblématiques de Lejeune ponctuent divers centres urbains d’un langage et d’une personnalité qui leur sont propres. Elles donnent vie et suscitent l’émotion de tout un chacun – qu’il s’agisse de l’élite culturelle, d’intellectuels, d’étudiants ou de gens ordinaires sans formation artistique particulière. J’ai vu de jeunes enfants grimper sur ses sculptures en alphabet, riant et criant avec joie ; des ouvriers admirer leur reflets dans les surfaces polies ; des amoureux assis se chuchoter à l’oreille ; et une famille se prendre en photo avec pour fond ces œuvres étranges, qui peuvent paraître passionnément lointaines, intimidantes voire parfois étrangères. Les œuvres de Lejeune s’intègrent dans le paysage urbain et se fondent dans la vie de ses habitants, que ce soit en Europe ou en Chine – dans les villes, les parcs ou le long de la plage.
J’ai rencontré pour la première fois Pierre Marie Lejeune à Paris en 2003. C’est à cette occasion qu’il m’a montrée les catalogues de ses dernières expositions et les photos de ses œuvres. Ce qui m’a impressionnée, c’est qu’en tant que sculpteur, il ne se limite pas à sa seule discipline. Il fabrique des œuvres fonctionnelles et non-fonctionnelles tridimensionnelles sans se laisser influencer par les distinctions opérées par le monde de l’art. Ainsi, j’ai découvert un véritable souffle de liberté dans son expression et j’ai compris quelle frustration il pouvait ressentir en se voyant piégé dans un monde académique tourné vers lui-même qui ne comprend pas l’importance d’artistes multidisciplinaires alors que ces artistes sont au contraire célébrés par la culture asiatique. Cela peut également expliquer la raison pour laquelle Lejeune a débuté son parcours en Chine en travaillant avec Contrasts Gallery.
Le premier projet de Lejeune en Chine consistait en une sculpture présentée au Musée d’Art National au printemps 2005. Il a commencé par créer un groupe de sculptures de formes abstraites ressemblant aux lettres de l’alphabet, qui ont été présentées lors de la Biennale de Sculpture de Shanghai de 2005. Ensuite, l’inspiration lui est venue de créer une série chinoise qui a été présentée à la Contrasts Gallery de Pékin en 2006. Lejeune n’a cessé de participer à diverses expositions organisées par le gouvernement, faisant l’expérience et l’apprentissage des différences entre la Chine et l’Occident. Plus il a eu de difficultés à affronter en Chine, plus il a approfondi son travail pour dialoguer avec le public chinois et en susciter la réflexion. Sa détermination à faire émerger son travail dans le paysage urbain chinois ne l’a jamais abandonné.
Il est important de souligner la curiosité dont fait preuve Lejeune, une curiosité qui l’a encouragé à explorer les formes et motifs architecturaux chinois pour ensuite les adapter à des sculptures gigantesques très impressionnantes présentées en 2006 à l’exposition « Shao Fan et Pierre Marie Lejeune : Sculpteurs – Deux Propositions », dans le cadre du « Festival CROISEMENT(S)/JIAOLIU » à Pékin. Cette série chinoise aux arrêtes anguleuses et saillantes s’oppose, tout en étant complémentaire, aux sculptures emblématiques de Lejeune aux angles ronds et lisses. Pourtant, ces deux séries différentes puisent dans cette même énergie pour former un langage visuel singulier ; ainsi, lorsque toutes ces sculptures ont été installées ensemble au beau milieu de la jungle urbaine de Shanghai en septembre dernier, non seulement ont-elles imposé une harmonie mais elles ont également ouvert un dialogue à destination d’un monde multiculturel.
Remettre en contexte les sculptures de Lejeune dans leur environnement, c’est accepter la vive confrontation que son œuvre développe avec son cadre, qu’il soit fond architectural, paysage ou nature, tout en laissant les passants créer ce dialogue qui interroge et rétablit le rôle de l’ « art » dans notre société.
Pearl Lam, Directrice de Contrasts Gallery
ETAT D’ARRESTATION
“Vous êtes en état d’arrestation. A partir de maintenant tout ce que vous pourrez dire pourra être retenu contre vous. La loi vous autorise à garder le silence ou à téléphoner à la personne de votre choix…”
Très souvent, lorsque j’essaye de parler de mon travail, cette scène de série policière américaine me vient à l’esprit.
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Alors, je n’appelle jamais personne, je ne décroche pas le téléphone.
Je choisis le silence et je pense” cette fois, c’est sérieux “.
Et puis, je laisse l’enquête se dérouler, espérant que ces pièces à conviction que j’ai laissées derrière moi (mes pièces), seules traces visibles de mon activité, seront à la hauteur et auront la force de convaincre, que finalement, cette fois encore, il faut me laisser en Liberté.
PRESQUE BARBARE…
C’est d’abord l’énergie vitale presque barbare qui surprend dans l’œuvre de Pierre Marie Lejeune.
Au départ étaient les comètes suspendues aux arbres, elles évoquaient les origines, elles étaient les étranges fruits d’une nature en désordre pesant sur notre inconscient pour lui rappeler qu’avant l’existence de la nature, la terre était cette violente matière, cette nudité. L’artiste nous ramène ainsi à la perception d’un monde en fusion, métamorphose où la matière prend peu à peu sa place, d’un âge oublié, d’un monde sans l’homme.
Il sait évoquer cette origine obscure de la vie par la matière même de ses sculptures, pâte massive et coulées épaisses, formes originelles non formées, déplacements lents dans un cosmos immobile. Mais de cette pâte originelle il fait le voyage jusqu’à l’homme primitif, puis il évoque avec les triptyques et les reliefs, par leur robuste assemblage et la préciosité des matériaux utilisés, le début de la spiritualité hésitant encore entre paganisme et christianisme.
Ainsi à peine évoqué l’écho si lointain de l’homme à peine issu du chaos, ce jeune artiste nous oblige à confronter à notre sensibilité souvent trop raffinée la toute première vérité de notre tempérament.
Il tue le mythe du bon sauvage et en étranglant la légende, il lui rend sa dignité de barbare en quête de spiritualité.
Voyageur à cheval sur les siècles, Pierre Marie Lejeune conduit son barbare jusqu’à la lumière électrique et bizarrement la lueur qui fuse des pyramides – sculptures tient plus de l’appel cosmique que de tout autre chose. La lumière sans la science de Lascaux à Paladino en frôlant Patinir, David Caspar Friedrich, Emil Nolde, ce jeune artiste a pris une place tout à fait précise dans la création contemporaine, il est l’artisan d’une nouvelle sensibilité qui oppose à nos siècles de chrétienté, finalement de peu de foi et de peu d’amour, la force ensoleillée, cruelle et mystique que la nature primitive de l’homme impose à l’homme au cœur de la civilisation, et qui agit sur notre mémoire pour nous faire sentir les dangers fascinants d’un moderne Attila.
par Jean-Gabriel Mitterrand