Aleph
« Je ne me considère pas comme un sculpteur ni comme un designer, je crée des objets poétiques. »
DZ Pierre Marie Lejeune, comment définiriez-vous votre travail en quelques mots ?
PML Depuis une trentaine d’année, je crée un répertoire de formes que l’on apparente souvent à un alphabet. Néanmoins, mes sculptures ne sont pas des lettres que l’on met bout-à-bout pour former des syllabes ou des mots. Ce n’est pas une écriture ayant une signification propre mais une écriture poétique qui fait appel à d’autres champs perceptifs plus qu’à un champ rationnel, se rattachant au vocabulaire, à une étymologie, à une langue.
DZ Le langage devient en quelque sorte matière, sculpture ?
PML Ce n’est pas vraiment un langage. Ce qui m’intéresse, c’est le passage du dessin à un signifiant comme il est le cas des pictogrammes. Ces écritures qui n’ont pas été déchiffrées avant le néolithique, pouvaient être soit une lettre, soit un début de mémorisation par les signes. Ces formes représentent avant tout un support pour la pensée.
DZ Quel rapport entretenez-vous avec les matériaux que vous utilisez ?
PML La prouesse technique ne m’intéresse pas beaucoup. Je cherche des métiers, des savoir-faire, et non des matériaux. Je détourne des presses dans une usine, une verrerie qui fait du flaconnage, ou des vases pour leur faire dire autre chose.
DZ Ce sont des rencontres avant tout ?
PML C’est inspirant de visiter les ateliers et de découvrir de nouveaux métiers, de rencontrer des professionnels qui ne font pas d’art, et travailler avec eux pour réaliser des pièces.
Je fais beaucoup de dessins, des maquettes, des plans, des aquarelles qui sont une base de travail et de dialogue. Ces supports m’aident à définir les proportions, les matériaux avec les artisans qui réalisent ensuite les pièces. Le vrai challenge est de trouver le meilleur soudeur, le meilleur verrier pour la réalisation de mes sculptures. Je suis chaque étape de confection. Cette façon de travailler m’a amené à me déplacer dans beaucoup de pays : en Chine, en Allemagne, en Italie. Je pars bientôt en Corée pour réaliser une sculpture monumentale. Je vais rencontrer là-bas de nouvelles manières d’aborder la matière ce qui influencera certainement mon travail.
DZ En naviguant sur votre site internet, une partie est réservée à vos œuvres in situ. Est-ce un désir de s’exproprier de l’espace conventionnel d’exposition qui vous a poussé à avoir une approche contextuelle?
PML Ce qui est intéressant pour moi dans l’approche in situ est le fait que cela puisse se faire en milieu urbain, là où les gens passent et circulent d’un point à un autre dans un certain rythme, mais que cela puisse aussi se retrouver dans des lieux de contemplation comme des parcs, une nature vierge. Je trouve intéressant d’insérer mon travail dans ce champ là. J’utilise des matières réflexives comme le miroir, l’inox poli ou brossé pour capter l’environnement qui devient grâce au matériau partie intégrante de l’œuvre.
DZ Il est très rare de pouvoir apprécier un travail sculptural en extérieur utilisant un matériau tel que le miroir. Sans rentrer dans trop de psychologie et de psychanalyse, dans la jeune enfance, le stade du miroir aide à la formation de la conscience du Je. D’un point de vue psycho sociologique, nous sommes aujourd’hui dans une société où la subjectivation et l’individuation prônent. Est-ce qu’un dialogue s’installe entre l’alphabet particulier que vous créez et la société de consommation ?
PML On est dans une société de l’image.
Dès que nous ouvrons notre ordinateur, nous sommes presque agressés par trop d’informations. Dans la rue, nous sommes submergés d’images imprimées sur papier ou ces écrans qui fleurissent partout et de plus en plus, dans toutes les villes.
Cette société de consommation nous donne des stimuli constants que nous essayons de ne pas prendre en compte dans son ensemble pour avoir une paix cérébrale.
J’aurais pu remplacer le miroir par un système d’écran à LED connectés à des caméras vidéo et des capteurs, mais ce matériel est beaucoup trop fragile et demande trop d’entretien. Le miroir est un matériau que j’utilise depuis que j’ai 25 ans, étant fauché à l’époque, je ramassais les miroirs que les gens jetaient.
Le miroir instaure un rapport anthropomorphique. Devant lui, nous nous retrouvons fatalement face à l’humain. Ce matériau amène l’humain à avoir une lecture de lui-même et de son environnement.
DZ Des rencontres qui ont influencé votre parcours ?
PML La personne qui m’a le plus influencé est Diego Giacometti, que j’ai rencontré au retour d’une année passée en Egypte où j’étais parti grâce à une bourse de la Villa Medicis hors les Murs.
Ce qui m’a fasciné dans sa démarche était le désir de faire du mobilier avec des éléments figuratifs, tel que le feuillage, par exemple. C’était un des premiers à faire ça. Comme l’artiste designer Ron Arad le définit si bien, j’étais face à une non-discipline. Face aux œuvres de Diego Giacometti, nous nous retrouvons à la fois dans le design et dans le Fine Art.
Il y a quelques années, les galeries de design définissaient mon travail trop plastique alors les marchands d’art le trouvaient trop « design ». Aujourd’hui, cela ne pose plus problème, les créateurs de modes font des sculptures, les architectes des chaises, les designers de la musique… Il devient presque rare que les artistes n’utilisent pas d’autres médias dans leur travail, que ce soit de la sculpture, peinture, vidéo ou de la photo.
Je suis en train d’aménager un lieu à Shanghai qui s’appelle le KTV. Ce lieu est dédié à la musique électronique où des DJ’s d’Allemagne, de Suisse, des Etats-Unis viennent jouer. J’aime beaucoup la musique électronique car cela représente pour moi l’appropriation d’une très grande technologie. Je pense que les gens qui font ça ne sont pas simplement des musiciens comme autrefois, pas de grands violoncellistes, pianistes… mais ce sont, quelque part, des ingénieurs qui maitrisent très bien ces nouveaux instruments, ces nouvelles technologies.
Une autre grande rencontre est bien sûr celle avec Niki de Saint Phalle avec qui j’ai collaboré et qui est devenue une grande amie et quelqu’un de très proche. J’ai surtout suivi l’élaboration du Jardin des Tarots (jardin de sculptures ésotériques qui se trouve en Toscane).
Elle a été la première personne à me faire une commande. J’ai réalisé un ensemble de formes fluides sur lesquelles des structures en céramiques sont disposées comme des bancs ou juste comme des formes organiques qui émergent du sol. L’ambiguïté se joue encore ici : entre la fonctionnalité que l’on veut donner à l’objet et sa plasticité.
DZ Cette première collaboration avec la galerie se ponctue par une double exposition. La majeure partie de vos œuvres sera exposée à la galerie et une d’entre elles sera présente sur le stand que nous occuperons lors de la foire ArtBrussels. Aviez-vous déjà exposé en Belgique auparavant?
PML En 2008, dans le cadre de la présidence de l’Union Européenne par la France, j’ai été sélectionné par l’Espace Européen pour la Sculpture pour exposer des œuvres dans le parc de Tournay-Solvay. Quatorze sculptures étaient exposées dans différents endroits du parc. L’exposition durait trois mois au cours desquels d’autres sculptures étaient présentées dans la librairie St Hubert qui se trouve dans la Galerie du Roi.
Entretien avec David Zacharie – Mars 2013